Dix ans depuis la Révolution du Jasmin : il est temps de faire refleurir le jardin tunisien

Par Steve Utterwulghe, Représentant Résident du PNUD et Asma Bouraoui Khouja, Team Leader Croissance inclusive et Développement humain au PNUD Tunisie

15 janvier 2021

Photo de l'avenue Bourguiba, principale artère de la capitale Tunis

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune marchand de légumes ambulant, s’immolait devant le siège du Gouvernorat de Sidi Bouzid. Un geste de désespoir hautement symbolique d’un citoyen devenu l’icône de la précarité et de la marginalisation de la jeunesse tunisienne, face à un pouvoir en place depuis 23 ans et en proie à une dérive autoritaire.

Depuis cet acte tragique, des soulèvements populaires se sont déclenchés un peu partout sur l’ensemble du territoire national, dénonçant les inégalités croissantes entre classes sociales, et entre régions intérieures et du littoral. Ces mouvements protestataires, mettant en avant des revendications purement socio-économiques de dignité et d’emplois décents, ont été progressivement ralliés par des contestations politiques, prônant les libertés fondamentales, le respect des droits humains et des principes démocratiques, et rejetant toute forme de dictature et de censure. Ces mouvements aboutiront le 14 janvier 2011 à la fuite du Président Ben Ali, alors au pouvoir depuis 1987, et la fin du régime autoritaire.

Dix ans plus tard, quel bilan peut-on dresser de la Révolution Tunisienne ? Peut-on encore parler, de Printemps Arabe ou de Révolution du Jasmin, pour reprendre les qualificatifs de l’Occident ? Peut-on considérer que la Révolution a répondu aux attentes des Tunisiens en matière de libertés, d’égalités d’opportunités et d’inclusion ? La réponse est nuancée.

Si la transition politique et démocratique de la Tunisie s’est relativement bien déroulée avec l’organisation réussie des élections de 2011, 2014, 2018 et 2019, on ne peut pas en dire autant de la transition économique. Malgré des indicateurs macroéconomiques relativement sains, la Tunisie souffrait déjà de difficultés structurelles avant 2010 : l’essoufflement de la croissance économique notamment depuis la crise globale de 2008, son caractère peu inclusif, l’aggravation du chômage, en particulier celui des jeunes diplômés (30% contre une moyenne nationale de 15%, environ), et la frilosité des autorités à entreprendre les réformes socio-économiques nécessaires ont conduit au ras-le bol populaire de la fin de 2010.

Cependant, la Révolution – et l’instabilité politique, sécuritaire et sociale qu’elle a entrainé – ont aggravé la situation économique et sociale de la Tunisie. Aux facteurs structurels d’avant 2011, se sont ajoutés des facteurs conjoncturels liés aux troubles, nombreux sit-in, mouvements de grève et de protestation, aux assassinats politiques de 2013 et attaques terroristes de 2015, à la grande instabilité politique et gouvernementale persistante depuis 2011 et pour couronner le tout, à la crise du Covid-19 qui se traduit par un désastre économique et social non pas en Tunisie seulement, mais dans le monde entier.

La croissance économique annuelle moyenne entre 2011 et 2019 a été de 1,8% contre 4,2% entre 2000 et 2010. En 2020, on s’attend à une récession à deux chiffres à cause de la Covid-19, vu le recul de (en glissement annuel) l’activité économique de -2,1%, - 21,7% et - 6% respectivement aux 1er, 2ème et 3ème, trimestres ! La précarité s’accentue face à la cherté de la vie et aux difficultés croissantes d’accéder à des emplois décents. En 2020, près d’un demi-million de personnes risqueraient de basculer en dessous du seuil de pauvreté selon une simulation de l’impact de la Covid-19 sur l’économie tunisienne, publiée par le PNUD Tunisie en juin 2020.

Le climat social s’est tendu avec la multiplication des actes de désespoir (suicides, migration clandestine, ralliements à des groupes religieux, extrémistes radicaux, etc.), les mouvements de protestation et les blocages de sites de production, etc. avec un impact négatif certain sur l’activité économique et les ressources de l’État. Une enquête conduite par le PNUD Tunisie en 2019-2020 sur la cohésion sociale dans le gouvernorat de Médenine, permet de mettre en exergue la fragilisation du sentiment d’appartenance à la Nation du fait de la confiance très faible dans les institutions publiques, confiance entamée par les perceptions de corruption et les rapports encore souvent très conflictuelles avec les agents de l’État.  Ce constat est révélateur du profond malaise social, de la désillusion et de la perte de confiance entre les citoyens (notamment les jeunes) et l’État, entrainant depuis 10 ans un semblant de dialogue… de sourds !

L’État doit affronter cette situation avec des moyens extrêmement affaiblis en raison de la crise des finances publiques qui persiste, voire s’aggrave, sur les 10 dernières années. L’ampleur du déficit budgétaire, la taille des dépenses de fonctionnement par rapport au budget total et l’endettement public frôlant la barre des 90% du PIB à fin 2020, réduisent considérablement les marges de manœuvre de l’État et sa capacité à appliquer sereinement une politique sociale à même de soutenir les populations les plus vulnérables et une politique d’investissement susceptible d’apporter la dynamique attendue, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’environnement.  

Face à un bilan économique et social mitigé voire alarmiste, devrait-on jeter l’éponge et renoncer à continuer de bâtir cette « exception démocratique tunisienne » ? Évidemment non ! Le processus démocratique n’est pas un long fleuve tranquille. Il a un coût certain, supporté par la génération actuelle, afin de garantir un avenir meilleur pour les générations futures. Quelles sont alors les opportunités qui émergent et qui seraient susceptibles d’entretenir l’espoir et la croyance en un lendemain meilleur ? Les réponses existent. Le potentiel aussi ; il se trouve dans cette magnifique jeunesse tunisienne, femmes et hommes, sur l’ensemble du territoire, capables du meilleur et ne demandant qu’à pouvoir accéder à l’égalité des opportunités pour décoller, créer, innover. Trois mots clés émergent en guise de réponse : entrepreneuriat, environnement, solidarité.

Ces dernières années, plusieurs initiatives législatives innovantes ont vu le jour telles que le Startup Act, la loi sur l’économie sociale et solidaire, la loi sur le crowdfunding, la création du statut d’auto-entrepreneur. Toutes ces initiatives convergent vers la promotion de l’emploi décent, de l’entrepreneuriat, de l’inclusion et de la solidarité. On pourrait y voir là les ingrédients d’un nouveau modèle de développement socio-économique durable, centré sur l’humain et l’inclusion de ce dernier dans son environnement socio-économique et environnemental. Ce modèle, tant débattu et tant désiré depuis la Révolution, et dont on commencerait à en voir les prémices avec ces nouvelles lois, pourrait être une réponse à la réduction des vulnérabilités et de la pauvreté, déjà présentes avant 2011, accentuées depuis, et notamment avec la crise de la Covid-19.

Plus concrètement, quels déclics faudrait-il enclencher pour libérer cette jeunesse et lui redonner de l’espoir ? Quel changement de paradigme faudrait-il impulser pour continuer à croire en la Révolution et la démocratie qu’elle a apportée ? car il est certain que la précarité, l’exclusion et la pauvreté font le lit du populisme et de l’extrémisme violent, et constituent par conséquent l’ennemi numéro un de toute démocratie. On entame la dernière décennie de l’Agenda 2030, sur fond de pandémie et d’une crise multifacettes sévère. Il est important de saisir l’occasion de cette pandémie pour impulser ce changement de paradigme et intégrer ces nouvelles règles du jeu qui s’impose à nous du fait de la Covid-19. Ces changements pourraient être réglementaires et législatifs, incitatifs, mais également des changements d’approche et de méthodologie. Ils devront dans tous les cas pouvoir favoriser l’émergence d’une nouvelle forme d’entrepreneuriat, plus inclusive, plus solidaire et plus respectueuse de l’environnement ; le développement de nouveaux outils de financement susceptibles d’encourager le secteur privé à investir avec un impact social et environnemental et à contribuer à la réalisation des Objectifs du Développement Durable tels que les obligations à impact social et environnemental ; la promotion de secteurs d’activité à même de réconcilier l’économique et l’environnemental tels que l’économie circulaire, etc. L’État est un acteur de ce changement. Le secteur privé et le citoyen également.  

Il y a dix ans, la Tunisie avait déclenché la ferveur révolutionnaire et inspiré des millions de femmes et d’hommes dans la région, qui rêvaient d’un autre demain démocratique. Le célèbre slogan « Dégage ! » marquant le rejet de la dictature a voyagé à travers le monde. Aujourd’hui, seuls les tunisiens continuent de vivre véritablement ce rêve…qui ne fait même plus l’unanimité en Tunisie ! Afin d’aller jusqu’au bout du rêve, parachever la transition économique et construire un projet de développement inclusif et durable nécessitent autant de courage et de soutien, mais nécessitent aussi – et surtout ! – de l’audace et une vision ambitieuse, haute en couleurs et hors des sentiers battus.